Souvent élevée au statut de règle presque universelle, la règle de tiers n’est pas pour autant une réponse passepartout à toutes les questions de composition. Bien au contraire, puisqu’elle empêche de nombreux photographes à évoluer dans une discipline ou la progression ne se fait pas sans de véritables études de l’histoire de l’art et de la photographie et des œuvres des photographes célèbres.
Composer une image, c’est assembler et juxtaposer les différents éléments d’une scène pour en créer un ensemble harmonieux. Les éléments peuvent alors être peu ou très nombreux et en général, tous sont constitués à leur tour de formes, tonalités, couleurs, lignes, textures et volumes. À cela s’ajoutent la profondeur et la perspective qui sont dues, au moins en partie, à la focale de l’objectif utilisé et au placement du photographe.
Plus encore que l’exposition, c’est la composition qui détermine la réussite d’une photo. La raison pour cela est très simple : s’il est souvent possible de rattraper une mauvaise exposition lors de la postproduction, il n’est pas toujours possible de compenser une mauvaise composition à postériori. Finalement, c’est elle qui sépare le bon grain de l’ivraie, c’est-à-dire les bons photographes des photographes médiocres.
L’avènement de la photographie numérique a fait pencher la balance en faveur des aspects techniques : pour de nombreux photographes, l’exposition, la netteté, le bokeh et l’absence de bruit d’une photo sont devenus plus importants que des considérations artistiques telles que la lumière, la composition et le cadrage. Il n’est donc guère étonnant qu’une règle jusque-là inconnue au bataillon puisse captiver l’attention de certains auteurs d’ouvrages et animateurs de sites web et ainsi influer une génération de photographes numériques.
Rappelons que la règle des tiers a été un grand absent des ouvrages photo et livres d’art, et ce, jusqu’à la seconde moitié des années 2000. Tout juste peut-on y trouver une mention du nombre d’or dont elle s’inspire manifestement. Ayant étudié la composition avec des auteurs issus du Bauhaus allemand, à nommer Vassily Kandinsky, Andreas Feininger et Harald Mante, je n’avais jamais entendu parler de la règle des tiers pendant les premières vingt-cinq années de mon apprentissage photographique. Pourtant, elle est souvent invoquée comme un mantra par la littérature photo contemporaine.
Attribuée au peintre, graveur et antiquaire anglais John Thomas Smith (1766–1833), la règle des tiers stipule la superposition à l’image d’une grille de quatre lignes divisant le cadre en une grille de neuf rectangles identiques en taille. Pour obtenir une composition harmonieuse, le placement du sujet doit alors coïncider avec l’une des quatre intersections qui découlent de ce découpage de l’image. Omniprésente, la grille de la règle des tiers suit les photographes numériques partout, de la prise de vue jusqu’à la postproduction : visible dans le viseur ou sur l’écran arrière de la plupart des appareils photo récents, elle a même investi les logiciels de développement RAW et les éditeurs d’images, nous incitant à recadrer des images mal-taillées à la prise de vue. Mais tout cela est-il vraiment raisonnable ?
Si je conviens que la règle des tiers possède une certaine utilité pour les photographes débutants (elle les empêche à positionner le sujet principal au plein centre de l’image, là où se situe le collimateur central pour la mise au point automatique…), j’estime qu’elle est loin d’être universelle. En fait, le placement du sujet principal de l’image relève avant tout de l’équilibre et de l’harmonie entre celui-ci et les éléments secondaires et de la sensibilité artistique du photographe. Positionner mécaniquement son sujet selon la règle des tiers reviendrait alors à faire fi des correspondances et interactions entre les différents éléments d’une image !
Je l’ai évoqué plus haut, pour réussir la composition de ses images, un photographe débutant peut tirer parti de la règle des tiers pour placer son sujet principal ailleurs qu’au milieu de l’image. Mais pour aller plus loin, il lui faudrait la désapprendre par la suite pour se débarrasser de ce véritable frein à l’expression artistique. Je vous conseille de la considérer comme une simple suggestion pour le placement de votre sujet principal. Ensuite, arrangez les éléments de la scène à l’intérieur du cadre pour faire en sorte que votre image dégage un équilibre, une harmonie, un effet de symétrie ou un rythme.
À titre personnel, je construis mes images de manière complètement intuitive, ne songeant qu’aux éléments de composition qu’après coup, une fois mes images enregistrées sur le disque dur de l’ordinateur. En consultant mes images les plus réussies, je me suis aperçu que la règle des tiers ne s’applique qu’à une infime partie de mes œuvres. En revanche, de nombreuses images qualifient pour le rabattement du rectangle, technique de composition quasiment inconnue des photographes. Mais c’est une autre histoire et peut-être le sujet d’un futur article à venir…
Pour faire des images qui se démarquent du reste, continuez simplement à photographier vos sujets de prédilection et laissez libre cours à votre créativité. Composez vos images de sorte qu’elles favorisent une perception facile et immédiate des principaux éléments. Les informations de l’image doivent se détacher clairement du bruit visuel pour qu’elles puissent attirer l’attention de l’observateur. Dans son ouvrage « Die hohe Schule der Fotografie » (jamais traduit en français, hélas), le célèbre photographe américain Andreas Feininger a identifié les points essentiels pour obtenir de belles photos :
une simplicité, à la fois pour le placement des éléments, la forme et la couleur ;
un contraste, c’est-à-dire une bonne différenciation des couleurs, tonalités et éléments dans l’espace ;
des formes claires, franches et audacieuses ;
des contours caractérisant le sujet ;
une construction graphique de l’image qui se distingue par la disposition harmonieuse des lignes, formes et des éléments de tonalité claire et sombre dans l’image ;
une profondeur, suggérée par des lignes de fuite et/ou l’étagement des plans ;
une structure qui caractérise et accentue la surface du sujet photographié ;
des détails qui soutiennent le message du photographe ;
une spontanéité ou un mouvement qui laissent deviner l’activité et la vie qui se déroule devant l’objectif ;
un motif, un rythme ou une répétition de formes.
Quant à la règle des tiers, elle ne figure pas parmi les éléments de composition énumérés par Feininger. Pour le dire avec les mots de Bruce Barnbaum,
« les règles sont des choses insensées, arbitraires et stupides qui vous hissent rapidement à un niveau de médiocrité acceptable et qui vous empêchent ensuite de progresser davantage ».